Sébastien Crozier, CFE-CGC Orange : « Malgré le verdict, on a l’impression d’un retour du déni »

0

Après la condamnation de l’équipe dirigeante de France Télécom pour « harcèlement moral institutionnel », les salariés sont plutôt déçus, selon Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC. La faute à une information incomplète dans les médias, selon lui, mais aussi de la part de la direction. Le syndicaliste commente un verdict qu’il trouve juste, et s’inquiète du déni de la DRH et d’un retour à une certaine tension sociale. Même s’il ne veut aucunement la comparer à celle des années noires.

Le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris a condamné Didier Lombard, ancien PDG de France Télécom, Louis-Pierre Wenès, ancien directeur général adjoint et Olivier Berberot, ancien DRH à un an de prison dont huit mois avec sursis et 15 000 euros d’amende. L’entreprise, devenue Orange, écope de 75 000 euros d’amende. Les faits jugés remontent à la période 2007-2010 durant laquelle elle avait établi un plan de réorganisation dont l’objectif principal était de réduire drastiquement les effectifs.

Des méthodes de management sont alors mises en place par l’opérateur pour déstabiliser les salariés au point de les pousser à partir, entraînant des conditions de travail si dures que 19 employés se donnent la mort et douze autres tentent de le faire. Outre une condamnation aux peines les plus fortes dans un tel cas, le tribunal a requalifié le chef d’accusation de « harcèlement moral » en « harcèlement moral institutionnel », reconnaissant ainsi une volonté de l’entreprise dans cette conduite. Un jugement qui pourrait devenir exemplaire. Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orange, a partagé avec Le Monde Informatique son point de vue sur cette décision de justice, et ses implications dans l’entreprise. Mais il s’inquiète aussi d’un retour à une gestion des ressources humaines plus dure, même s’il ne la compare pas à celle de « l’époque Lombard ».

LMI : La condamnation prononcée le 20 décembre est une première, dans son ampleur et sa forme. Comment est-elle reçue par les collaborateurs, dans l’entreprise ?

Sébastien Crozier : Il y a une forme de déception réelle chez les salariés. Mais cela provient de deux difficultés majeures. D’abord, la transmission de l’information entre le tribunal et les victimes directes parties civiles se fait de façon claire, par l’intermédiaire des avocats. Mais entre le tribunal et le personnel, il n’y a aujourd’hui que deux canaux de communication : les médias et l’entreprise. Or les médias se sont souvent contenté d’évoquer les quatre mois de prison ferme et 15 000 euros d’amende, et l’entreprise ne communique pas ! Ce qui conduit à une forte déception des équipes. Pourtant, il s’agit bien d’une peine d’un an de prison dont huit mois avec sursis. Je ne vois pas comment le juge aurait pu prononcer une peine sans sursis, alors que tous les accusés avaient des casiers vierges.

De plus, la plupart des médias ont passé sous silence le total des dommages et intérêts, frais d’avocats, etc. dont les condamnés et l’entreprise vont devoir s’acquitter solidairement auprès de la cinquantaine de parties civiles. Un montant que notre avocat estime à 5,7 millions d’euros dont 5 millions à payer immédiatement, sous peine d’invalidation de l’appel (Le jugement sera disponible le 6 janvier). Bien sûr, on peut dire que ce n’est pas cher payé à côté des vies perdues, mais on parle de mise en danger d’autrui, pas d’homicide, volontaire ou même involontaire. Reste que cela atteint le porte-monnaie et ce, même si Didier Lombard touche près de 350 000 euros annuels de retraite chapeau, par exemple.

La CFE-CGC va faire en sorte que seules les personnes physiques s’acquittent des dommages et intérêts, et pas Orange. Le préjudice moral se monte à 40 000 euros envers la CFE-CGC, tout comme pour Sud. Les autres syndicats recevront  30 000 euros. Stéphane Richard a décidé de ne pas faire appel du jugement, en revanche, et c’est logique. L’entreprise ne peut pas nier et ce ne serait pas bon pour son image. On saura véritablement comment ce jugement est perçu en interne, dans les prochains jours. Il est beaucoup plus dur qu’escompté.

Comment l’entreprise communique-t-elle sur le sujet ?

Je laisse encore le bénéfice du doute à nos dirigeants, mais on a néanmoins l’impression d’un retour du déni. Hier, lundi 23 décembre, par exemple, nous avons reçu une revue de presse du jour dont le sujet principal était l’interview du PDG, Stéphane Richard sur la 5G dans le Figaro! Et sans aucune reprise des émissions de radio ou de télévision dans laquelle la CFE-CGC est intervenue. Il n’y a que des articles analytiques sur les conséquences du verdict, sans aucune reprise des syndicats.

« Il y a une forme de déception réelle chez les salariés. Mais cela provient plutôt d’une information partielle par les médias et inexistante par l’entreprise. »

Vous avez justement dit sur France Info : « L‘entreprise reste fragile. Il est nécessaire de garder la plus grande vigilance. Parce que dans un contexte difficile, les pratiques de management un peu rugueuses peuvent toujours réapparaître. ». Etes-vous inquiet ?

J’ai l’impression que les équipes dirigeantes se disent : « il y a sept dirigeants qui ont pris, donc on est en sécurité. » Oui, il y a un vrai retour de la tension sociale, en particulier avec Valérie le Boulanger, la nouvelle directrice executive des RH groupe. On voit revenir certaines pratiques managériales, même si ce n’est pas aussi institutionnalisé. C’est la même dynamique qu’on exécute avec un pilotage très financier en partie parce que la concurrence est très vive. Ce que Bruno Mettling (DRH de France télécom de 2010 à 2015, après l’affaire, NDLR) avait réussi, en remettant les salariés au cœur avec le soutien de Stéphane Richard, était très fort. Depuis un an, la nouvelle DRH, elle, a réussi à couper tout dialogue avec nous (la CFE-CGC, NDLR). Elle refuse de s’intéresser à ce qui s’est passé il y a dix ans, et son comité de direction est constitué de beaucoup de membres de l’équipe d’Olivier Barberot. Une partie des mauvais managers a été maintenue.

La qualification du chef d’accusation en « harcèlement moral institutionnel » par le tribunal dans cette affaire est une première. Elle traduit une prise en compte du rôle de l’organisation, et non uniquement d’un ou plusieurs managers individuellement, et reconnaît le caractère systémique du harcèlement. Pensez-vous que cela puisse avoir un impact positif sur l’évolution du management dans les entreprises ?

En fait, il y a un impact interne et un impact externe de cette décision. En interne, la déception domine du fait de la mauvaise communication sur les éléments du jugement, en particulier les 5 millions d’euros d’indemnités. Et parce que Stéphane Richard a ramené la paix sociale mais pas sanctionné les fautifs. On va voir s’il engage un nouveau comex. En externe, ce jugement devrait provoquer une prise de conscience d’une partie des top managers. Quand on applique des méthodes sociales violentes, on ne reste plus impuni. On prend un retour de bâton. Mais est-ce normal qu’on ait besoin d’avoir recours à un management par des méthodes violentes ? On le sait, la performance sociale engendre la performance économique. Les mauvais managers ne vont pas devenir de bons managers ! Il faut choisir de bons managers et non de bons financiers… C’est là-dessus que ce jugement doit faire réfléchir.

On peut même se demander quel est le coût financier de la gestion de Didier Lombard et de de la crise sociale déclenchée ! Sans comptabiliser le prix inestimable des décès et des maladies. La crise qu’a vécu France Télécom se chiffre en milliards d’euros de plan de départ anticipé à la retraite, d’arrêts maladie, de perte de productivité, de perte d’image, de perte de chiffre d’affaires…Tout ça pour faire une économie de combien sur le personnel au final ? Selon nous, la crise sociale a coûté 3 fois plus cher. On a économisé 4 milliards d’euros, mais cela nous en a coûté 12 milliards. La marque a été tellement abîmée, par exemple, même à l’étranger que nous faisons tous très attention à parler d’Orange, et pas de France Télécom.

Selon vous, beaucoup de facteurs externes induisent une situation qui serait de nouveau difficile en interne ?

C’est très clair ! En 10 ans, il y a eu l’arrivée du 4e opérateur, le déplacement de la valeur vers les plateformes de service, la destruction de la fibre dans le pays, les attaques permanentes du régulateur contre les opérateurs (attribution des licences 5G, par exemple, NDLR), les décisions de l’Union Européenne, etc. La première partie du mandat de Stéphane Richard a permis de stabiliser de nouveau l’entreprise, mais dans la seconde partie, une forme de déni a refait surface, favorisée par la focalisation sur ces contraintes extérieures. Et le climat de tension est réel, avec des erreurs des RH. Nous ne sommes pas très optimistes à la CFE-CGC.

Et du côté des syndicats, comment communiquez-vous sur le sujet avec les équipes ? Avec la direction ?

Il y a eu une intersyndicale mais seulement pendant la procédure. La CGT dit qu’il y a un retour des tensions. Mais nous sommes plus mesurés car il y a aussi des facteurs extérieurs. Il faut une analyse plus globale. Et le problème n’est pas forcément d’alerter Stéphane Richard. Il l’est déjà ! Il peut donner un signal fort en remaniant son comex. Il a les mains libres et il a l’argument des condamnations effectives.

Vous appuyez vous sur des éléments chiffrés sur la démotivation, comme le baromètre social ?

Ce baromètre était effectivement un outil très intelligent pour identifier les problèmes. C’était une initiative de Bruno Mettling dont la 3e édition sera publiée le 7 janvier 2020. Mais Valérie Le Boulanger a décidé que si les indicateurs de bien vivre dans l’entreprise étaient positifs, tous les cadres de l’entreprise verraient la part variable de leur salaire augmenter de 150 à 200 euros. Les cadres représentent 60% des salariés d’Orange ! Ce sont aussi eux qui répondent au baromètre… Nous préparons donc une campagne « Dites que tout va bien et vous aurez 200 euros de plus »…

Nous (la CFE-CGC, NDLR) sommes en contentieux sur tout avec la DRH. Nous sommes en conflit sur l’accord de reconnaissance des compétences et des qualifications et nous l’avons dénoncé. Nous n’avons plus de GPEC (Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences). Nous avons écrit une page de réserves sur la NAO (Négociation annuelle obligatoire) parce que 3% ont été répartis sur les salaires les plus élevés. On est en contentieux sur la restauration… Nous avons fait des propositions sur l’organisation, sur les clusters technologiques, sur l’aménagement du territoire sur l’emploi… Toutes restées sans réponse. Pour une DRH, ne plus avoir aucun dialogue avec la CFE-CGC plutôt progressiste, c’est vraiment navrant.

Emmanuelle Delsol

Partager

Commenter